” – On a trois filles, trois sœurs à vous proposer. Les voulez-vous ?
Elle appelle son mari à son bureau, celui-ci répond aussitôt :
- Pourquoi pas, qu’on nous envoie le dossier…
Et de m’expliquer alors :
- Tant que vous n’avez pas le dossier avec les photos, les papiers de santé, de scolarité, tout ça… Alors une fois que vous avez eu ça… Les enfants sont à vous
L’adoption est bien une parenté « choisie », mais les raisons de ce choix « sur dossier » restent, pour les parents adoptants, assez obscures. Les photographies des enfants, leurs résultats scolaires ou leurs bulletins de santé joints au dossier, sont les indices sur lesquels ils se basent, pour assurer le bien-fondé de leur adhésion. La photographie et les papiers officiels d’identification des enfants jouent donc un rôle médiateur important dans le processus d’appropriation des enfants par les parents adoptifs… C’est à ce moment-là, au vu des portraits qui, pour eux, font signes, de descriptions écrites qu’ils déchiffrent avec leur sensibilité, que s’enclenchent les liens affectifs et s’engage le processus de parentalité. « Le dossier », avec photos et papiers, est le point de départ, la marque tangible de l’étape qui va mener l’adopté au sein de sa nouvelle famille, tout comme la radiographie de la première échographie scande, pour le couple de parents, l’arrivée du bébé parmi eux. Pour tous, ces documents « princeps » sont empreints de la même émotion parce que se révèlent ici l’altérité et l’identification nécessaires pour s’intégrer au groupe. La photographie tient d’ailleurs une place prépondérante dans le processus d’intégration des fillettes adoptées au sein de la famille. Le jour même de leur arrivée à la maison, tout comme à chaque moment ordinaire ou extraordinaire de leur nouvelle vie normande, des clichés ont été pris en guise de commémoration ou de remémoration de ces premiers temps de vie en commun. Toutes ces photographies sont encadrées, entassées les unes auprès des autres, et disposées sur les murs, les meubles de toutes les pièces du pavillon, de la cuisine au salon. La plus solennelle est, nous l’avons dit, suspendue en évidence dans la pièce de réception. Ces multiples photographies, affichées partout, ont sans aucun doute permis au couple adoptant de mieux s’identifier, de s’incorporer ces enfants culturellement et physiquement différents. Par la captation intense de l’image, son étalage surabondant dans l’espace domestique, ils s’efforcent de faire de ces enfants des membres à part entière de la famille. Au demeurant ces processus de signalement par photographies interposées, accompagnés d’un changement de noms, du port de vêtements nouveaux, participent, à n’en pas douter, à l’appropriation par intégration des enfants dans le groupe familial. Mais, dans le même temps, cet empressement à graver sur la pellicule ces moments de (re)connaissance, leur accrochage profus et visible dans la maison d’accueil, constituent, pour les adoptées, un rappel incessant de la place qui leur est désormais dévolue et à laquelle elles doivent se tenir au sein de la parenté adoptante. Cette mise en scène iconique, ces attouchements, accoutrements, modifications anthroponymiques, s’apparentent aux rituels d’accueil que nombre de sociétés ont mis en place pour assimiler l’Autre – étranger ou ennemi potentiel – à Soi.”
Françoise Zonabend, « Adopter des sœurs » Construction de la parenté et mémoire des origines,